Preface

La lecture du présent ouvrage m'a donné l'agréable sensation de côtoyer un de ces grands auteurs de la période islamique médiévale. Le savoir encyclopédique de ceux-ci n'était pas une fin en soi ; il avait uniquement pour fonction de témoigner que le monde manifesté, dans sa multiplicité, se résorbe ,en définitive, dans l'Unicité divine. Le tawhîd ne saurait être perçu comme un dogme abstrait ou lointain, mais comme une réalité qui imprègne tous les domaines de la vie, tous les champs de la conscience humaine : en Islam, aucune science n'est profane car, pour l'être éveillé, chaque élément de connaissance constitue un "signe " (âyat) qui renvoie à Dieu. Il existe, bien sûr, une hiérarchie de valeurs dans les sciences, et Le Rationnel du Sacré nous rappelle que, en dépit des tendances du monde moderne, la précellence doit revenir à la science spirituelle, à la théosophie. " La science suprême, disait le soufi marocain Ahmad Ibn 'Ajîba , c'est le soufisme ".

Or, j'ai la ferme conviction que seuls les hommes spirituels ou les soufis, - comme l'on voudra - savent pleinement parler de l'Islam. Eux seuls appréhendent sa complétude et son universalisme, et parviennent à nous les faire goûter. Le professeur Abdelaziz Benabdellah est de ceux-là. Son érudition dans les sciences islamiques (notamment dans la discipline du hadîth), sa connaissance de la Bible comme de la pensée occidentale, sa méthode visant à montrer que le Coran , texte principiel, recèle de façon synthétique et allusive les développements de la science contemporaine . : tous ces apports resteraient , en fait, assez communs, s'ils n'étaient nourris et éclairés par la spiritualité intuitive ,et, presque sensuelle de l'auteur, laquelle se traduit par l'emploi d'une langue française très personnelle et originale.

Seuls les spirituels de l'Islam sont capables de s'ouvrir, ainsi, à d'autres horizons religieux ou culturels, là où beaucoup de musulmans adoptent une attitude frileuse de repli sur soi. Lorsque le professeur Benabdellah constate " l'homogénéité de la pensée révélée " ( dans les trois religions monothéistes), c'est en tant que témoin d'Abraham et non pour répondre à la mode du dialogue interreligieux . Témoin d'Adam, devrais-je dire, car son ouverture d'esprit l'amène, de façon très logique, à ranger certains sages anciens de l'humanité, parmi les cent vingt quatre mille prophètes évoqués par notre Prophète Muhammad - sur lui la paix et le salut -. La dimension cosmique de l'Islam n'apparaît qu'à ceux qui, précisément, en font l'expérience intérieure : " Nous leur montrerons Nos signes, dans l'univers et en eux-mêmes " (Coran 41 : 53).

Ce livre nous permet d'élargir notre champ de vision, et de respirer à pleins poumons, à l'heure où l'état de conscience des musulmans est ,souvent, entravé par un processus psychologique d'identification à une dimension restreinte de la réalité ( le monde arabe ou turc ou africain., leurs pays, leurs habitudes culturelles, etc). Que dire du littéralisme religieux ( nous préférons ce terme à ceux d'intégrisme, fondamentalisme, islamisme), qui voudrait nous faire accroire que Dieu S'est révélé exclusivement, en tant que norme, et non en tant qu'amour ? Pourquoi les soufis médiévaux ont-ils perçu que tout l'univers est mû par une énergie qui anime jusqu'à l'atome ? Parce qu'ils ont vu - par la vision intérieure (basîra), fruit de leur contemplation - que cette énergie avait pour source l'Amour divin, mobile de la création.

Les Occidentaux ne sont pas les seuls à nourrir des préjugés contre l'Islam. Celui-ci reste à découvrir pour bon nombre de musulmans ; cela implique qu'il soit libéré du poids des coutumes régionales et locales, ou de diverses idéologies qui ternissent sa lumière. L'Islam, lorsqu'on le connaît, est libération, car plus on se soumet à Dieu, plus il nous élève. Comme tous les spirituels de l'Islam, le professeur Benabdellah est un réformiste, en ce sens qu'il refuse une conception routinière et terne de l'Islam.

En vue de réaliser l'Unicité divine, le tawhîd, il nous incombe de dépasser tous les schémas binaires préétablis, qui suscitent en nous des formes d'idolâtrie " subtile ". Un de ces schémas majeurs, pour notre époque, est bien d'opposer le rationnel au sacré. Les musulmans, plus que d'autres croyants, ne devraient pas se laisser abuser par ce mythe moderne - et je pèse mes mots -. Le Coran ne nous enjoint-il pas constamment d'user de notre faculté de raison ? Le rationnel ne s'oppose qu'à l'irrationnel ; celui-ci correspond ,certes, au superstitieux, à la religion "  populaire ", mais aussi au matérialisme contemporain, avec tout ce qu'il charrie comme aberrations écologiques, sociales et humaines. L'authentique spiritualité, elle, relève du supra-rationnel ; loin de rejeter la raison, elle en fait un instrument pour parvenir à l'illumination.


Eric GEOFFROY
Université de Strasbourg